« Tu rentres du travail, éreinté ou semi-éreinté ou pas du tout éreinté, mais d’une certaine manière fourbu par le trajet, la lecture, la marche, la réflexion ou le simple fait d’être levé depuis une dizaine d’heures déjà, et on t’accueille avec des ricanements saugrenus ; tes enfants te somment de venir dans une chambre et te présentent une boîte ; ta femme est couchée sur une paillasse, l’air goguenard, à côté de sa fille, ta belle-fille, donc, et tous tes enfants, ta femme et ta belle-fille te demandent d’ouvrir cette boîte, que tu imagines après tout contenir un cadeau – mais pourquoi ces visages crispés ? –, et dans laquelle, finalement, tu découvres un étron sec. Selon eux ce serait le mien, et ne souhaite-t-on pas ainsi m’humilier de la plus cruelle des manières ? « On a trouvé ta crotte, papa », me lancent les plus amusés, fiers de leur trouvaille. « Tu fais caca dans le garage, voilà ! » L’odeur de merde sèche me parvient immédiatement au cerveau – ou ai-je l’odorat surdéveloppé –, et je m’empresse d’emporter cette boîte hors de la maison. Voilà bien une négligence inattendue ! Pourtant si un frisson d’horreur me dresse instantanément tous les poils du corps et m’échauffe de honte, je réussis assez bien il me semble à n’en rien laisser paraître, et je nie énergiquement à mon retour, bien qu’une lueur de sincérité ait pu subrepticement m’inciter à reconnaître le forfait. J’entreprends alors de me défendre, et tout d’abord, la taille de l’étron, dis-je, ne permet pas décemment de m’en attribuer la paternité. Et secundo nul papier n’accompagne l’excrément. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un animal, éventualité hautement probable, puisque je laisse régulièrement le garage grand ouvert, ce que ma femme me reproche toujours, craignant les intrusions vandales. Ce pourrait être un chat, proposé-je pour consolider ma défense. » (R.D, Où les mets-je, perpétuel de caisse)
« Vous voyez un homme dans une attitude méditative, ou lisant un livre en fauteuil, les jambes croisées, et vous imaginez cet homme dans une position d’amours charnelles ; il est discrédité. L’homme n’est plus plausible s’il s’est laissé pervertir sexuellement. Moi-même, pour me décharger de la rançon physiologique insupportable, je fais très vite mes besoins dans l’évier en arrivant dans la chambre d’hôtel, ainsi puis-je me disposer à écrire sans être tiraillé par un désir malfaisant. Non seulement je dois exécuter mes exercices physiques, mais il me faut aussi subir des excrétions interminables et éjaculer dans l’évier, quand le réceptionniste ne me retient pas boire une bière au bar de l’hôtel. Si je ne décharge pas cette purée cumulative il m’est impossible d’écrire. » (R.D, entretien avec J.P Gavard)
« Il m’a été inoculé le désir de me raconter, mais des hontes m’en empêchent, des écueils de pudeur se sont dressés sur le chemin de l’écriture, ou je les ai dressés, dirais-je, personnellement, à cause d’un nombre conséquent de mauvais choix, d’erreurs de jugements, de précipitations, ce jeune homme trop prompt à angoisser que j’étais et que je demeure, l’exemple le plus frappant serait cette terreur ressentie post-déménagement, si bien que je travestis en fin de compte la réalité, la déguise d’une manière qui, peut-être, pourrait m’humilier davantage, réalité qui, pourtant, demeurant légèrement dévoyée, donc fausse, maquille par le mensonge l’horreur de mon curriculum, transfigure mon malheur, panse mes blessures et me console. Peut-être, me dis-je, l’impériosité de l’objet livre fera foi, peut-être serai-je assez assidu dans ma folie pour changer le cours du passé jusque dans ma mémoire. » (R.D, entretien avec J.P Gavard)
« Le nombre des secrets progresse sans qu’on le remarque. Les secrets naissent au fil du temps, les hontes refoulées deviennent souvenirs presque oubliés puis secrets, si bien qu’en livrant un secret on a l’impression de vider son sac alors qu’il se remplit en réalité par un autre endroit, non par l’ouverture mais par une porte dérobée. En regardant dans la hotte à secrets on s’aperçoit alors que les hontes et les secrets se sont accumulés, qu’il semble dès lors impossible de les livrer avant sa fin, car le temps ne joue jamais en la faveur de l’aveu, le bon secret se cachant en quelque sorte à lui-même et résistant à toutes les faiblesses et à toutes les volontés. » (R.D, entretien avec J.P Gavard)
Le Récupérateur (2023)